EN BREF

Tant que l’on projette ses exigences sans souci d’autrui, on a peu de chances d’être entendu. Il est donc bénéfique de privilégier la qualité du lien avant le résultat. Pour créer cette qualité de lien, il est essentiel de se connecter à ses propres besoins, lesquels sont signalés par nos émotions. Intégrer ces compétences en contexte professionnel optimise la collaboration et la prise de responsabilité.

Nous échouons souvent à communiquer parce que nous n’identifions pas nos propres besoins et ne prêtons pas assez attention à ceux de nos semblables.
La communication non violente fournit des clés pour le faire plus efficacement.


Par Anne-Claire Museux et Robert Bouchard, formateurs certifiés en communication non violente.


Ah !
 
Si seulement je sa­vais exprimer ce que j’ai sur le cœur, et me faire entendre de ceux qui m’entourentJ’ai parfois l’impression de dépenser beaucoup d’efforts et d’énergie pour bien formuler les choses, pour utiliser le bon ton afin d’être entendu, compris. Alors, je me crispe et cela crée aussi une crispation chez l’autre. Si seulement cela pouvait se passer de manière plus sereine, plus fluide et moins conflictuelle… Je crois que c’est cela qu’on appelle la communication non violente, non?

Disons que c’est l’idée . Sortir de la violence est une affaire de conscience. Sans que nous nous en rendions forcément compte, les conflits imprègnent souvent de leur marque nos relations quotidiennes. Et ils sont même dans l’air, comme en toile de fond de nos existences. Vagues d’attentats, violence verbale entre adolescents sur les réseaux sociaux, dénonciation des abus sexuels ou conflits  professionnels : la violence est partout et ses visages sont multiples. L’un d’eux est plus insidieux, la violence à soi-même : ce que l’on se raconte sur ce qu’on vit, nos attentes et nos peurs, lesquels peuvent générer un climat de tension, de fermeture et de conflits. Face à ces expériences, comment cultiver la paix en soi et avec l’autre? Nous sommes prompts à critiquer et à émettre des jugements, sur soi ou sur autrui, sans être toujours conscients des impacts violents de ce type de discours, envers nous et ceux qui nous entourent. Nous aurions avantage à reconnaître cette intensité émotionnelle parfois dissimulée derrière ce discours. À travers nos communica­tions, avec nos proches et nos collègues, circule quelquefois une tension, des émotions pouvant contribuer à une «explosion». Être en lien avec les autres s’apparente à un terrain miné oü nous nous surprenons nous-mêmes de notre violence, notre intensité.

Les symptômes du siècle (augmentation du nombre de cas de maladies chroniques, dépres­sion, burn-out, stress) invitent aussi à de pro­fondes remises en question. Nous sommes plus nombreux à expérimenter d’autres chemins inté­rieurs, d’autres façons d’être en relation pour accéder à davantage de paix. Des cours de pleine conscience (la fameuse mindfulness, souvent pra­tiquée dans le cadre de la méditation) se multi­plient dans les entreprises et de nouvelles pra­tiques collaboratives et d’innovation sociale émergent pour accompagner les processus de changement. Ainsi, nous tentons de conjuguer l’omniprésence des outils dits intelligents, avec un rythme de vie accéléré, synonyme de perfor­mance et de conciliation de nos vies profession­nelle et familiale. Puisque le changement l’incer­titude et l’adaptation suscitent potentiellement tension, stress et violence, ils nous appellent à formuler une réponse à cette question : pouvons­ nous vraiment choisir la paix et la responsabi­lité? Si oui, comment?

 

LE FIL DARIANE VERS LA NONVIOLENCE : UNE CULTURE DE L’EMPATHIE

En 2012, Jeremy Rifkin, économiste et conseil­ler politique américain, publiait un livre enquête intitulé Une nouvelle conscience pour un monde en crise. Civilisation de l’empathie. Dans cet ouvrage, Rifkin réécrit l’histoire de notre humanité selon une nouvelle perspective. S’appuyant sur de nom­breuses recherches, il récuse l’idée selon laquelle l’être humain a dû être égoïste et violent pour sur­vivre. Au contraire, ce serait par son empathie, sa capacité de coopération et son attitude non vio­lente que notre humanité serait parvenue à ce stade de son évolution. Il explique que la survie de notre espèce dépend aujourd’hui de notre capacité à vivre ensemble, à collaborer, en faisant preuve d’empathie. Les dernières découvertes neuropsy­chologiques invitent également à revisiter notre conception initiale du fonctionnement humain. Profondément sociaux, nous supporterions mal la souffrance des autres et la destruction des êtres vivants en général. Nous serions habités d’une soif de connexion, de contribution et de joies de vivre­ ensemble. Nous collaborons avec nos proches mais également avec nos équipes de travail. Ce vivre­ ensemble, pour qu’il soit harmonieux, requiert une posture empathique.

 

 UNE PREMIÈRE RÈGLE : SAVOIR ÉCOUTER

Un consensus existe sur le fait que la commu­nication est une compétence transversale à l’en­semble des sphères de notre vie. Communiquer avec clarté et ouverture, susciter la mobilisation de nos interlocuteurs, s’exprimer avec la conscience des émotions et besoins présents sont des habiletés essentielles. D’ailleurs, avons-nous déjà eu l’occasion de développer consciemment cette compétence à l’école ou dans notre milieu de travail? Sommes-nous pleinement à l’aise pour reconnaître nos émotions, les relier à nos besoins, créer des ponts porteurs de responsabilité et de paix avec nos proches et collègues?

Fondamentalement, communiquer signifie créer des liens. La première fonction de la communication est de transmettre un message, une information à un interlocuteur, verbalement ou non. Sa deuxième fonction est d’assurer une qualité de relation entre les personnes, en s’appuyant aupréalable sur une posture empathique. Étymologiquement, le terme communication vient du latin communicare, qui signifie «mettre en commun», «partager», que l’on retrouve dans le terme commun. Cela traduit bien l’idée selon laquelle l’empathie, dans notre communication, est capitale.

En 1952, Carl Rogers et Fritz Roethlisberger proposent un type d’écoute qui bouleverse alors l’univers de la communication : l’attention com­préhensive (en anglais, listening with understanding). Cette approche, qui fut à l’époque l’objet de controverses, s’intéressait à l’impact de la com­munication des managers en entreprise, en intro­duisant l’importance de l’empathie hors du champ thérapeutique. Les propos de Rogers et son collègue illustrent bien l’enjeu relationnel de cette compétence: ” On obtient une communica­tion authentique et l’on évite cette tendance au jugement quand on écoute avec un souci de com­préhension. “ Qu’est-ce que cela veut dire ? Voir l’idée exprimée et l’attitude d’après le point de vue de l’autre personne, sentir ce que cela repré­sente pour lui, saisir sa propre échelle de valeurs. Si je peux écouter ce qu’il a à me dire, si je peux comprendre ce qu’il voit, si je peux en déceler la signification profonde pour lui, si je peux sentir sa dimension émotionnelle, alors je libérerai, chez lui, des forces capables de le changer.

 

POURQUOI CHOISIR LA NON VIOLENCE? LA PROPOSITION DE ROSENBERG

Américain d’origine juive né à Détroit en 1934, Marshall Rosenberg est très tôt confronté aux conflits inter ethniques et au racisme. C’est à partir d’événements dont il est lui-même la victime qu’il entame sa quête : trou­ver une autre voie que la violence. Il se posait alors deux questions : si, fondamentalement, nous aspirons tant à nous entendre, pourquoi certaines personnes génèrent-elles violence et souffrance dans leurs interactions, même avec ceux qu’elles aiment ? Inversement, pourquoi certains individus demeurent-ils aimants, même dans des circonstances terribles? Sa collabora­tion avec Carl Rogers, pendant son doctorat en psychologie clinique, lui permet de se former à cette attention compréhensive. Par la suite, il explique avoir été frappé par «le rôle détermi­nant du langage et de l’usage que l’on fait des mots. Car bien que nous puissions avoir l’impres­sion que notre façon de parler n’a rien de violent, il arrive souvent que nos paroles soient source de souffrance pour autrui et pour nous-mêmes». En 1966, il reçoit la plus haute distinction du jury américain de psychologie professionnelle et développe la communication non violente, en abrégé CNV. Par cette approche, il souhaite per­mettre au plus grand nombre d’actualiser sa capacité à être ensemble en paix. Il explique le choix de cette appellation en précisant: «J’utilise le terme de non-violence au sens où l’entendait Gandhi, pour désigner notre état naturel de bien­veillance lorsqu’il ne reste plus en nous  la moindre trace de violence.» Pour diffuser cette vision de la communication et de l’empathie, Rosenberg animera des formations, processus de résolution de conflits et de promotion de la paix dans plus d’une soixantaine de pays, tels que, par exemple, Israël, la Palestine, le Rwanda, le Nigeria, ou la Serbie.

 

Le besoin d’empathie (être accueilli et entendu sans jugement dans ce que nous éprouvons) serait le besoin humain le plus fondamental… et le plus négligé dans nos sociétés occidentales.

 

Pour Rosenberg, notre conditionnement de base, qui est à l’origine de la plupart de nos dyna­miques de violence, est notre tendance à porter d’abord notre attention sur les résultats que nous souhaitons atteindre, et non sur la qualité de la relation partagée avec notre interlocuteur. Le fon­dement de l’approche de communication non vio­lente consiste au contraire à créer préalablement avec l’autre une relation à travers laquelle nous sommes assurés que les besoins de chacun sont également essentiels. L’intention proposée par Rosenberg est ainsi de mettre au premier plan la qualité de connexion (le lien), de suspendre le résultat – pour l’instant – pour augmenter nos chances de vivre ce que nous souhaitons réelle­ment : une qualité de relation qui permette des réalisations dans ce qu’on appelle l’assertivité, c’est-à-dire la capacité à affirmer ses besoins et à en prendre la responsabilité tout en considérant ceux des autres.

Cette approche est souvent présentée en quatre étapes :

  1. obser­ver une situation sans juger ou évaluer ;
  2. identifier l’émotion que l’on ressent (ou que ressent l’autre) ;
  3. relier cette émotion à un besoin ;
  4. formuler une demande concrète et négociable.

Pourtant, la proposition de Rosenberg est loin d’être à prendre comme une simple recette à suivre; elle doit s’ap­puyer sur notre fonctionnement humain pour se manifester concrètement.

Concrètement, la communication non vio­lente invite à se connecter à ce qui est présent en soi : nos crispations et violences deviennent source de curiosité car elles nous permettent de prendre conscience des émotions, portes d’accès vers des besoins fondamentaux. Une fois ces der­niers identifiés, l’action qui en découle entraînera une prise de responsabilité de chacun. À partir de cette lecture de notre fonctionnement, la communication non violente nous permet d’affûter la conscience, l’attention qui précède, accompagne et suit toute communication. Elle nous aide à observer ce qui se passe en nous et chez l’autre pendant une communication : les croyances, les présuppositions, les émotions et les besoins sous-jacents. Cette observation nous permet de désamorcer la charge émotionnelle présente et ainsi en arriver à une prise de res­ponsabilité. Voici un exemple qui montre le choix à notre portée : Paul interpelle son collègue en sortant d’une réunion. «Avec toi, Antoine, on ne peut jamais rien dire. Je n’en peux plus de ces réunions où tu monopolises la parole.» Antoine répond : «Qu’est -ce qui se passe, Paul? Est-ce que tu es soucieux (identification de l’émotion), parce que tu souhaites avoir un espace pour t’exprimer (identification du besoin d’expression)? Est-ce que je me trompe (formulation d’une demande)? (…) »

Il est probable qu’un tel échange doive se poursuivre afin que Paul puisse recevoir l’empa­thie nécessaire pour se relier à son besoin, expurgé des critiques premières. L’ouverture au dialogue, manifestée par Antoine, permettra néanmoins d’initier un échange entre eux. En étant à l’écoute des émotions et des besoins pré­sents chez son collègue, cela pourra contribuer à maintenir l’échange dans la non-violence. Conscient, Paul sera davantage en mesure d’identifier le besoin à l’origine de sa réaction. À ce propos, les travaux du chercheur en neuros­cience Antonio Damasio (notamment son ouvrage Spinoza avait raison. Joie et tristesse, le cerveau des émotions) considèrent que nous sommes des êtres d’émotions, lesquelles nous renseignent sur notre affect humain central, c’est-à-dire nos besoins. Il offre ainsi des argu­ments contemporains pour étayer les travaux de Rosenberg. L’identification des besoins enjeu représenterait le point de départ d’une relation dans laquelle l’autonomie, l’interdépendance et la responsabilité cohabitent. Accéder à cette conscience des besoins est la pratique proposée par Rosenberg pour cultiver l’empathie et la non­ violence. À partir de cette présence, nous écou­tons au-delà des mots afin d’être en lien avec ce qui est fondamentalement important pour soi et pour l’autre, ici et maintenant.

 

LA NON-VIOLENCE EN PLEIN ESSOR

Dans certains contextes, le terme communica­tion non violente suscite une suspicion et les appellations de communication consciente, empa­thique ou bienveillante sont privilégiées. En 2017, 550 formateurs certifiés incarnent et transmettent la proposition de Rosenberg dans 42 pays. Cette diffusion est enrichie par l’état des connaissances en matière d’intelligence émotionnelle et de neu­roscience. La multiplication des recherches sur la pleine conscience (mindfulness) permet de saisir la pertinence de cette posture de présence. La transmission de l’intention et des repères propo­sés peut prendre plusieurs formes, lesquelles offrent des moyens concrets d’intégration. Il ne s’agit pas d’enseigner une méthode mais plutôt de faire vivre aux apprenants une expérience où ils peuvent choisir la non-violence. Ces expériences d’apprentissage peuvent prendre la forme de for­mations, de processus collaboratifs, de cercles d’empathie, de groupes de pratique et de codéve­loppement, de jumelage entre collègues en situa­tion d’empathie ou encore d’explorations inté­rieures par le biais de supports, comme le journal d’auto empathie, etc.

 

Les communications en entreprise s’enlisent parfois lorsque la dimension émotionnelle est laissée de côté. Traduire ce qui se vit derrière ce qui se dit, dans nos communications, est un moyen concret pour prévenir les conflits.

 

De nombreuses entreprises s’intéressent à ces propositions. Citons, par exemple, l’initiative du PDG de Microsoft, Satya Nadella, succes­seur de Bill Gates, lequel a invité ses dirigeants et collaborateurs à lire l’ouvrage de référence de Rosenberg. Dans une entreprise réputée pour son climat organisationnel délétère, une telle invitation lance un message clair quant au profond changement de culture relationnelle souhaité.

Au Québec, certaines universités (Montréal, Sherbrooke, Québec) intègrent désormais les principes développés par Rosenberg en forma­tion initiale ou continue. Des formations sur la collaboration interprofessionnelle et le leader­ship collaboratif dans le domaine de la santé et des servicessociaux s’appuient également sur ces principes. Une formation intitulée «Diriger sans s’excuser» a été offerte aux gestionnaires d’un tiers des commissions scolaires du Québec. Des organismes financiers, des entreprises de ser­vice, d ‘aéronautique ou du domaine de la construction, des associations professionnelles ainsi que des acteurs du milieu judiciaire, pro­vincial et fédéral, bénéficient également de for­mations sur cette approche.

 

DES RÉSULTATS EN ENTREPRISE

En 2014, par exemple, une étude s’est inté­ ressée aux effets d’une formation en communi­cation non violente sur les dynamiques de colla­boration interprofessionnelle d’équipes du domaine de la santé et des services sociaux de Québec. Afin d’évaluer la progression des com­pétences individuelles et de la compétence grou­pale des deux équipes impliquées dans ce projet de recherche, celles-ci ont été évaluées avant et après avoir suivi une journée de formation, à l’aide de deux outilsde mesure, le Team observed structured clinical encounter (TOSCE), et le Observed inter professionnal collaboration (OIPC). Une entrevue de groupe a ensuite été réalisée avec l’ensemble des participants de cette étude afin d’identifier les bénéfices de cette formation. Au cours de celle-ci, un formateur certifié initiait les participants aux rudiments de la communi­cation non violente, par le biais notamment d’exercices d’écoute empathique et d’identifica­tion des besoins.

Les évaluations réalisées montrent que la for­mation à la communication non violente semble améliorer la capacité des équipes à développer un plan d’action partagé, ainsi qu’à avoir une vision plus claire des rôles et responsabilités de chacun. Ils identifient plus aisément les effets de leur communication spontanée et ont précisé leur compréhension des mécanismes de l’empathie. À la suite de cette formation, les participants consi­dèrent s’être dotés d’un langage commun et être davantage en mesure de jouer un rôle de leader collaboratif au sein de leur équipe.

Dans l’ensemble, les participants expliquent avoir apprécié la dimension “vivante, concrète et utile” de la formation. Certains d’entre eux constatent qu’ils sont en mesure de transférer ces apprentissages dans leur contexte professionnel mais également familial et conjugal. L’une des participantes l’exprime en ces termes: «Mon conjoint (…) avait une réunion à faire et il voulait avoir de l’impact (… ). Suite à la formation, on a vu ensemble qu’il avait besoin de loyauté, de confiance, d’engagement. Je lui ai suggéré d’aller chercher les reformulatio ns de son équipe. Il a pu identifier les besoins présents chez ses collègues, cela s’est mieux passé (…). »

D’autres recherches soulignent également l’apport de ces principes en contexte organisa­tionnel, en milieu carcéral, dans le domaine édu­catif, dans les processus de justice sociale ou de résolution de conflits. Cependant, la diversité des instruments de mesure utilisés à ce jour ainsi que la taille limitée des échantillons ne permettent pas encore de généraliser ces résultats. D’où l’intérêt de susciter davantage l’intérêt des cher­cheurs sur cette thématique. •

 

« Bien que nous ayons parfois l’impression que notre façon de parler n’a rien de violent, il arrive que nos paroles soient source de souffrance pour autrui et,… pour nous-mêmes. »

Marshall B. Rosenberg, fondateur de la Communication Non Violente

 

Merci

AnneClaire Museux conseillère aux programmes de développement social auprès des commumautés Premières Nations du Ouébec et au Labrador (CSSSPNQL), chercheuse et formatrice pour la Chaire de leadership en enseignement de la collaboration professionnelle (Université Laval, Québec). Certifiée par le Centre International de la Communication Non Violente (CNVC).

Robert Bouchard formateur et médiateur certifié par le CNVC, membre du Barreau du Québec depuis 1978, Président du Groupe Conscientia, entreprise conseil en communication. Intervenant dans le Programme Leader Éveillé.

Joignez-vous, vous aussi, à ce mouvement de Leader Éveillé